Par Antoine Colson, Managing Director de l’IPEM
Le contexte actuel d’abondance de liquidités amène la profession à explorer sans cesse de nouvelles sources de création de valeur. Prémice d’une mutation d’un capitalisme « public » et intermédié vers un capitalisme « privé », ce fracking permanent d’univers d’investissement auparavant hors marché rebat les cartes entre les acteurs de la filière, désormais sommés d’hybrider leur modèle et d’explorer de nouveaux types d’interactions les uns avec les autres.
Porosité des métiers, hybridation des modèles, inversement des rapports de force… La chaîne de valeur du non coté s’est radicalement métamorphosée, au cours des dernières années. Car si le marketing des fonds vend encore l’idée d’une certaine cohérence et unité dans les promesses, la réalité est toute autre. Tentons un rapide état des lieux. Classiquement, des investisseurs (LPs) confient des fonds à des sociétés de gestion (GPs), qui mutualisent ces derniers pour les investir dans des entreprises, profitant de leur pouvoir d’influence pour accélérer la transformation de celles-ci (repositionnement stratégique, optimisation de l’efficacité opérationnelle, déploiement géographique…) et capter un accroissement de valeur actionnariale.
Si ce schéma demeure évidemment valable, il n’est plus le seul. Commençons par les GPs eux-mêmes. Majoritairement originaires du Buy Out, les sociétés de gestion transforment peu à peu leur modèle économique pour devenir de véritables plateformes destinées à apporter des solutions protéiformes pour un large panel de besoins de financement et d’investissement, allant parfois jusqu’à la dette privée et le financement d’infrastructures. En amenant la classe d’actifs du capital-investissement sur de nouveaux terrain, cette stratégie de “one-stop-shop” amène les acteurs du secteur à courir derrière une taille critique sans cesse croissante, allant jusqu’à interroger la viabilité de certains modèles de niche désormais trop restrictifs.
Un « fracking » continu, qui transforme des marchés privés en classe d’actifs quasi-liquides
Parallèlement, un nombre croissant de LPs se passe des GPs et se met à investir directement dans les entreprises, que ce soit en dette ou en capital. Conséquence pour les sociétés de gestion : la nécessité de redéfinir une proposition de valeur mise à mal par cette concurrence nouvelle émanant de leurs propres clients. Quant à ces investisseurs pionniers qui ont décidé de sauter le pas, ils doivent s’atteler à créer des équipes internes de professionnels aguerris. Restent les entreprises, elles-mêmes de plus en plus enclines à financer le développement d’autres entreprises, généralement moins matures, et utilisant le « corporate venture » comme des avant-postes pour déceler les germes de la disruption de leur propre métier. Enfin, les acteurs traditionnels de la gestion d’actifs suivent les traces de certains hedge funds pour se doter à leur tour d’équipes dédiées, amorçant un glissement sémantique de la traditionnelle notion de « non coté » vers celle, plus ambivalente, d’« actifs réels ».
Parmi tous les moteurs de cette hybridation, il en est un qui explique l’essentiel de ce mouvement : l’immensité des liquidités à investir à travers le monde dans un contexte de repli des rendements, d’ultra-sophistication des méthodes, de saturation des dealflows et de surexploitation des marchés publics, désormais trop restreints dans le contexte actuel de « hunt for yield », s’accompagne d’un ruissellement dans l’ensemble de l’économie, transformant au passage de simples infractuosités de marché en opportunités de création de valeur, voire en quasi-classes d’actifs. Combiné à un essor des places de marché et à la fluidification des transactions secondaires, cette sorte de « fracking » continu, qui amène les acteurs du secteur à explorer sans cesse de nouvelles potentialités d’investissement, facilite dans des proportions inédites l’accès à des actifs auparavant hors marché. Résultat : des actifs illiquides de plus en plus… liquides !
Un secteur pionnier de la mutation en cours du capitalisme
Les conséquences pour la profession ne sont pas minces. D’une logique de filière, verticale et lisible, son organisation glisse peu à peu vers le modèle, plus organique, d’écosystème, où chacun peut être tout à la fois partenaire, client et concurrent de l’autre. Riche d’opportunités, cette mutation n’en est pas moins porteuse de nombreux défis. Plus que jamais, les parties-prenantes de cet écosystème en constante mutation doivent en effet dialoguer entre eux, constituer des passerelles, s’inscrire dans des réseaux d’un genre nouveau et tester de nouvelles combinaisons, au risque d’être évincé du dealflow. Pour cela, la profession doit certes s’appuyer sur des réseaux associatifs verticaux, mais aussi se structurer autour de plateformes d’échange ouvertes et propices aux interactions informelles et à la créativité.
Cette réflexion en cours sur la structuration de la filière et la nécessité de dialogue en son sein sont d’autant plus cruciales qu’ils dépassent le seul intérêt de ses acteurs. Elle présage plus largement d’une mutation d’un capitalisme « public » et intermédié vers un capitalisme « privé », dont elle illustre le pouvoir de transformation. C’est donc rien de moins que la transformation du capitalisme qui est ici en jeu.